Le parfum, en tant que création olfactive, soulève depuis longtemps la question de sa protection juridique. Produit de l’industrie cosmétique et de la créativité humaine, le parfum cristallise des enjeux économiques majeurs. Pourtant, en dépit de son importance, sa protection en droit de la propriété intellectuelle reste incertaine et sujette à controverse. Peut-on protéger un parfum comme une œuvre de l’esprit ? Peut-il faire l’objet d’un droit d’auteur, d’un brevet ou d’un droit des marques ? L’analyse du cadre juridique permet de comprendre les tensions entre la reconnaissance d’une œuvre immatérielle et les critères d’originalité et de fixation exigés par le droit.
I. Le droit d’auteur suisse et les limites de la protection des parfums
A. L’exigence d’une œuvre perceptible par les sens
En vertu de la Loi fédérale sur le droit d’auteur et les droits voisins (LDA), une œuvre est protégée si elle est une création de l’esprit avec un caractère individuel (art. 2 al. 1 LDA). Elle doit aussi être perceptible par les sens. Toutefois, la loi ne dresse pas une liste exhaustive des types d’œuvres, ce qui laisse une certaine marge d’interprétation.
Mais en pratique, les parfums ne sont généralement pas reconnus comme des œuvres protégées, car leur perception olfactive est jugée trop subjective et instable pour répondre aux exigences de précision du droit d’auteur. Contrairement à une œuvre visuelle ou musicale, un parfum ne peut pas être reproduit ou communiqué de manière suffisamment claire pour permettre la reconnaissance de droits patrimoniaux ou moraux.
B. L’absence de jurisprudence reconnaissant la protection des fragrances
Contrairement au droit français qui a connu une évolution jurisprudentielle, le droit suisse ne connaît à ce jour aucune jurisprudence ayant admis la protection d’une fragrance en tant qu’œuvre au sens de la LDA. La doctrine majoritaire en Suisse considère que les créations olfactives ne remplissent pas les conditions nécessaires, notamment faute de fixation et de reproductibilité dans un cadre juridique cohérent.
II. Les autres voies de protection envisageables : une efficacité limitée
A. La protection par le droit des brevets
En Suisse, une composition chimique de parfum peut faire l’objet d’un brevet si elle est nouvelle, implique une activité inventive, et est susceptible d’application industrielle (cf. Loi fédérale sur les brevets d’invention – LBI). Il s’agit ici de protéger la formule, et non l’effet artistique ou sensoriel du parfum.
Cependant, comme ailleurs, le secret de fabrication est souvent préféré au brevet en raison des risques liés à la divulgation publique de la formule dans le dossier de brevet. Le brevet n’offre pas non plus de protection sur le rendu olfactif lui-même, seulement sur la composition technique.
B. La protection par le droit des marques : la marque olfactive
La Loi sur la protection des marques (LPM) autorise l’enregistrement de signes distinctifs sous forme de marques, pour autant qu’ils puissent être représentés graphiquement (ancienne exigence, en révision dans le contexte européen). En théorie, une odeur pourrait être enregistrée comme marque si elle est distinctive et non fonctionnelle. Mais aucune marque olfactive n’a jamais été enregistrée en Suisse, à cause des problèmes de représentation claire et objective de l’odeur.
La pratique actuelle du Institut Fédéral de la Propriété Intellectuelle (IPI) est de refuser systématiquement ce type de demande, faute de moyens techniques fiables pour représenter et décrire une odeur de manière juridique.
III. Vers une reconnaissance future des parfums comme créations protégeables ?
A. Une ouverture doctrinale mesurée
Certaines voix doctrinales suggèrent que l’on pourrait interpréter plus largement la notion d’œuvre pour y inclure les parfums, en se fondant sur l’originalité du processus créatif et la volonté artistique du parfumeur. Cette approche, inspirée de certains courants européens, n’a pas encore été reprise par les tribunaux suisses.
B. Une évolution possible par voie législative ou par influence du droit international
L’évolution du droit suisse pourrait également être influencée par le droit européen, notamment par les travaux en cours sur la reconnaissance des œuvres olfactives comme créations artistiques. À l’heure actuelle, toutefois, aucun projet de réforme ne semble en cours en Suisse sur ce sujet précis.
Conclusion
En droit suisse, les parfums ne bénéficient pas, à ce jour, d’une protection claire en tant qu’œuvres de l’esprit. Le cadre juridique existant – droit d’auteur, droit des brevets, droit des marques – offre des protections partielles et inadaptées aux spécificités des créations olfactives. Si une évolution est envisageable, notamment par la jurisprudence ou sous l’influence du droit international, elle reste conditionnée à la reconnaissance de l’olfactif comme un médium artistique à part entière. En attendant, les créateurs de parfums doivent souvent recourir à des stratégies contractuelles ou au secret industriel pour protéger leurs créations.
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